Évidence

Anne Dambricourt Malassé

Réflexion sur l'hominisation et l'abstraction


Définitivement, je ne me reconnais ni engendrée, ni créée par le néant. Je suis consciente d’être consciente de cette réflexion. Cette abstraction est la part inconnue de ma personne, elle est mon mystère le plus authentique. Le processus de cette reconnaissance est un véritable « blanc de la carte » dans la représentation des fonctions du système nerveux et donc pour l’approche scientifique qui procède de la mesure et de l’objectivation. Qui s’interroge sur l’immanence et/ou la transcendance de cette évidence ? Serait-ce l’évidence de ma « présence d’esprit » ?

Cette inconnue réfléchit ma conscience et dit « Je » et s’interroge, où suis-je ?

Cette présence est au-delà de ma complexité biophysique organisée par une évolution disparue. La trame de cette complexité vivante et fragile échappe à la représentation, elle est cette part invisible qui sait. Quand je réfléchis ainsi, je suis une métaphysique mais une métaphysique poreuse à l’émotion.

Depuis la disparition du paléontologue Jean Piveteau en 1991, cette réflexion sur notre identité est en passe de devenir moribonde. Il nous faut une compréhension revisitée de l’humanisation.

La nouveauté de mon propos est l’introduction des seuils dans un long processus évolutif considéré jusqu’alors comme continu et buissonnant, alors que notre anatomie est la conséquence d’un redressement de l’embryon qui suivit une trajectoire stable avec des seuils. Ces seuils sont propres aux cellules de la reproduction qui transmettent la mémoire du développement. Cette mémoire a atteint des seuils de complexité sans que l’on sache comment cela a pu se produire et se reproduire. Et de ces seuils ont émergé des embryogenèses du système nerveux toujours plus redressé et plus complexe. Les développements psychomoteurs sont devenus plus longs et plus consciemment réfléchis jusqu’à la nécessité de nommer les choses, car c’est une façon de les identifier, de les reconnaître et donc de leur reconnaître une signification.

Ces seuils soulèvent une difficulté conceptuelle qui doit être explicitée avant de devenir un sujet d’étude scientifique. Cette difficulté, c’est précisément l’abstraction que je résume par la question « un processus peut-il se mettre en mémoire de lui-même ? ». C’est un changement de paradigme qu’il me revient d’approfondir seule.

J’ai eu le bonheur et la chance de discuter de cette évolution pendant de longues heures avec René Thom (1923-2002), une des intelligences les plus clairvoyantes du XXème siècle. Mon grand regret est de ne pouvoir continuer ce dialogue sur ses « catastrophes », sur le mystère du continu qui maintient notre morphologie si complexe et pourtant composée de la combinaison de seulement sept formes élémentaires discontinues.

Faut-il une transcendance pour que de notre forme animée émerge une réflexion sur sa signification ?

Alors la signification est vivante et elle n’est pas écrite. Elle ne peut être révélée que vivante dans une altérité et une réciprocité qui aura vécu les mêmes temps forts, les mêmes seuils, les mêmes errements, les mêmes retrouvailles, les mêmes prises de consciences, les mêmes discernements, et surtout, qui en aura conservé la mémoire.

Inévitablement, la conscience qui nomme est également nommée, c’est la re-con-naissance par le don du patronyme. Et elle est prénommée en tant que singularité reconnue par un tiers.

Au printemps 1995, la journaliste-écrivaine Nina Canault publiait un premier entretien pour L’Actualité des Religions dans le Monde (ARM) intitulé précisément « Anne Dambricourt-Malassé » et qui souhaitait diffuser cette découverte et la réflexion qui l’accompagne.

Un portrait pleine page en couleur avec mes cheveux déjà blancs et mes yeux bleu-vert illustrait le propos. Un second entretien parut dans cette revue, en septembre de cette même année, avec comme titre « L’Homme, cette symphonie inachevée ».

Comment ne pas être mieux identifiée, avec mon prénom, Anne, dont la racine est hébraïque, et au moins par le patronyme que j’ai choisi de conserver, celui de mes racines nordiques. Son origine remonte au temps de l’invasion de la Gaule belge par les Saxons alors qu’elle était couverte de forêts, ou Silvia en latin, d’où le prénom Sylvie. Nous sommes des mémoires d’histoires complexes jusque dans nos prénoms et patronymes.

Dans cet entretien, il était question de la face et aussi de la base du crâne qui communique avec le reste du corps par la colonne vertébrale, de la complexité de notre système nerveux, en montrant que, non seulement l’ensemble est étroitement intriqué, mais que grâce à l’agencement des formes verticalisées, cette organisation est capable de nommer et donc de signifier tout ce qui l’entoure jusqu’à chercher à se signifier. C’est ainsi que sont nés les mythes cosmogoniques qui fondent les religions, ils traduisent la nécessité de s’inscrire dans une causalité et de se reconnaître dans une histoire universelle qui est signifiante. Mais qui peut signifier l’ensemble sinon une grande abstraction universelle ?

Mon propos n’est pas de dire que les cosmogonies comblent les blancs incompris des seuils du processus de l’hominisation, il est de dire que cette capacité de représentation symbolique émerge de ces seuils qui évoquent pour l’intelligence, des propriétés d’abstraction. Je n’entre pas dans le détail de cette problématique, elle sera développée dans mon livre Embryogenèse et phylogenèse de la posture humaine.

Cet article fut fécond. De nombreuses lettres ont donné lieu à des visites, des rencontres ou des correspondances avec des personnalités politiques comme René Lenoir (1927-2017), des théologiens comme le Cardinal Paul Poupard et le Grand Rabbin de France René-Samuel Sirat ou le père François Brune (1931-2019), des scientifiques comme le psychiatre André Bourguignon (1920-1996), des philosophes comme Luc Ferry qui a vu les spécimens des collections à l’Institut de Paléontologie Humaine, des compositeurs comme Jean-Marc Déhan (1929-2009) et Frédérick Martin (1958-2016), le seul de ma génération.

Je constatais une grande absence, celle des artistes, et des femmes artistes de ma génération en particulier. Étaient-elles dans une si grande indifférence en regard de ces questions ? N’avions-nous pas appris la théorie de l’évolution au lycée, assisté à la découverte de Lucy, au premier pas d’un être humain sur la lune ? Ou leur art était-il déjà trop insolent à insister sur des non-dits : sommes-nous si sûres d’être une émergence inévitable dans la genèse de l’univers ? Qui sommes-nous, les femmes, pour mettre au monde des enfants qui deviendront des fous, des assassins, des monstres d’inhumanité ? S’il est entendu que le néant n’est pas notre origine première, d’où vient l’affliction d’une condition si inhumaine ? Ces questionnements sont pertinents et dignes de reconnaissance. Je les avais entendus comme une prière qui montait des abîmes d’un effondrement de soi.

Quelle inhumanité oserait porter un jugement pour n’avoir pas vu le rayon de lumière qui jaillissait d’un trou noir de l’univers, d’un voile de deuil d’un infini chagrin…

Les années qui suivirent, particulièrement 1996 et 1997, ont été denses et elles resteront pour toujours inoubliables dans ma recherche car elles n’ont rien perdu de leur actualité.

Il arrive qu’un questionnement existentiel se retrouve dans la sphère sociale de la création artistique comme une bifurcation imprévue, que ce questionnement choisisse de générer l’espoir d’une spiralité avec une recherche scientifique et métaphysique comme celle que je poursuis. Par spiralité, j’entends ce processus de réflexion réciproque, un retour à la source qui interpelle et qui de nouveau répond, il faut une bonne capacité d’abstraction et de mémorisation pour en extraire du sens. C’est une dynamique qui se maintient en gardant la mémoire des étapes, c’est indispensable pour, à terme, dégager la signification d’une récapitulation. C’est en cela que la spiralité engendre des évidences ou des « révélations ».

Les religions ne sont que cela, des révélations sur la nature intriquée entre le cosmos et l’humanité, des abstractions où se confrontent la lumière et les ténèbres.

Générer une spiralité pour s’élever d’une dépression, d’un trou noir, provoque des effets inattendus qui inspirent la réflexion, non pas scientifique, mais sur ce qu’ils révèlent de la nature humaine lorsqu’elle s’engage dans la quête spirituelle d’une manière si publique.

Tel fut un des effets de cet entretien. Ma rationalité, mon exigence de cohérence et de vérification par la preuve, complètent mon discernement à savoir distinguer entre un fond de vérité et des impostures, telles celles que l’on découvre dans des textes illustrés, sources de grandes confusions comme je l’ai déjà démontré (voir Délivrance).

Ma nature est la lumière, le blanc comme la neige immaculée et le bleu-vert comme l’océan. Alors de cette spiralité semblable à un grand point d’interrogation dessiné au fil des ans, j’ai fait le choix de n’en conserver que l’émotion et la poésie, celle de symphonies dont les ondes résonnent avec la surface d’océans d’ombre et de lumière, celle de mes lettres de noblesse aussi, la chance d’une reconnaissance avant que des tableaux bien sombres n’émergent dans une galerie d’art à l’automne 1997, il en reste des centaines de milliers de catalogues. Ce sont des forêts noires comme autant de Silvia, une « catastrophe » artistique. La mathématique de Thom nous apprend qu’elle est la manifestation d’un conflit entre attracteurs, ce qui génère du chaos, des manques de jugement, des erreurs d’appréciation, des accusations sans fondement mais aussi une révélation lumineuse sur la source noire.

Pour se sortir du trou noir qui lutte comme un diable contre l’élévation spirituelle librement choisie, il faut permettre au tout premier élan d’achever sa prière en lui transmettant du discernement et une profonde empathie. La spiralité ascendante demeure avec ma « présence d’esprit » afin que cette conscience de soi s’élève en une ultime spire d’une apothéose dans la décence d’un grand silence.

Le tranquille balancier de l’horloge annonce les douze coups de minuit, le dernier acte attendu d’un devoir de mémoire enfin accompli pour rester digne de son humanité. Mettre un terme à un pacte avec un sombre personnage, qui, trop longtemps, a projeté sur notre innocence une faute originelle pour mieux s’en débarrasser, qui, trop longtemps, a entravé l’accès à cette vérité première : nous sommes toutes des immaculées conceptions.

Annoncer le mot « fin » et avoir le courage de le dire en face donne un supplément d’âme. Ainsi nous serons élevées par la spirale de cette grande prière venue du fond des âges, ses psaumes nous confirment dans l’incandescence des flammes de sa lumière et dans l’évidence de la plus aimante des transcendances.

" Flammes vives " de Richard Gatt

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2019.